« C’est une expérience qui transforme » : un an après, Thomas Jolly revient sur les cérémonies des Jeux Paralympiques de Paris 2024 (credit photo, A. Dorfmann)

« C’est une expérience qui transforme » : un an après, Thomas Jolly revient sur les cérémonies des Jeux Paralympiques de Paris 2024 (credit photo, A. Dorfmann)

Thomas Jolly, directeur artistique des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, est revenu dernièrement dans la presse sur les défis des cérémonies paralympiques et son legs personnel un an après, Il nous a semblé intéressant de vous faire partager cette interview sur le site de l’athlétisme handisport.

Il y a un an, trente-quatre jours après une cérémonie d’ouverture des Jeux fleuve qui avait charrié son flot d’émotions et de commentaires, Thomas Jolly remettait le coeur à l’ouvrage place de la Concorde pour ouvrir les Jeux paralympiques parisiens. Une cérémonie lumineuse (le soleil était de la partie cette fois-ci), puissante, militante, sur le thème de l’inclusion. Depuis, le directeur artistique des Jeux a pris le temps de souffler avant de se projeter sur de nouvelles oeuvres bientôt. « Ce qui me touche, ce sont les gens qui m’arrêtent dans la rue, les anonymes qui me remercient. Le spectacle vivant a un vrai pouvoir d’union, de lien, de récit collectif. Et c’est pour ça que je fais ce métier : raconter, mettre en scène, créer du commun. » Comme le 28 août 2024.

« Un an plus tard, comment se remet-on des Jeux ?
On ne s’en remet pas vraiment. Patrick Boucheron (historien associé à la préparation des cérémonies) m’a glissé, à l’issue de la dernière cérémonie, cette phrase étrange : « On ne s’en remettra pas ». J’étais dubitatif sur le moment. Et avec le recul, je pense qu’il avait raison. C’était un véritable marathon créatif, sur plus de deux ans, pour offrir au monde entier quatre cérémonies avec la même exigence artistique et la même puissance émotionnelle. J’ai voulu proposer un écrin qui rassemble, qui parle à tous, c’est quelque chose de rare et de profondément bouleversant. Il faut du temps pour digérer une telle démesure, mais l’envie de raconter d’autres histoires reste intacte et encore plus forte.

Avant que l’on vous confie l’organisation de ces cérémonies, connaissiez-vous le paralympisme ? Quel était votre rapport au handicap ?
Pour être honnête, le sport, en général, n’était pas très présent dans mon parcours. Mais je me souviens m’être émerveillé de la façon d’évaluer, de classifier les athlètes paralympiques, pour un même sport, en fonction de leur handicap. Ce soin apporté à la singularité qui permet de concourir en commun est un très beau modèle, un modèle exemplaire d’inclusion. Dans mon domaine professionnel, le théâtre, la singularité est reine. C’est elle qui, à travers chaque artiste, est explorée et célébrée. Mon rapport au handicap s’inscrit donc depuis longtemps dans l’appréhension de toutes les diversités. Des artistes en situation de handicap étaient d’ailleurs présents dans la cérémonie d’ouverture olympique.

Mais comme je le disais, cette mission spécifique sur les cérémonies paralympiques a aiguisé mon appréhension du sujet. Comme la réflexion autour de l’expression « personne en situation de handicap ». Si on la décrypte, c’est bien le mot « situation » qui pose un frein, pas la personne ni le handicap. C’est donc sur la situation qu’on doit agir. Ce travail d’immersion, ce chemin de pensée, c’est le trajet que nous avons voulu proposer aux spectateurs des cérémonies paralympiques. Comme pour la cérémonie d’ouverture olympique, le message était de nous reconnaître dans nos différentes façons d’être « au monde » mais aussi de nous « re-connaître ». Nous connaître à nouveau. Mieux vivre ensemble, c’est commencer par la considération mutuelle, alors nous pouvons réparer, réconcilier, adapter et mieux avancer ensemble.

Avez-vous ressenti une pression supplémentaire liée au sujet sensible que peut être le handicap ?
En ce qui concerne l’ambition, la pression était équivalente à celle de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Pour la première fois, une cérémonie spectaculaire allait se tenir au coeur de la ville. Mais j’ai immédiatement pris conscience qu’en tant que personne dite « valide », je devais davantage m’éduquer au sujet du handicap. Que la cérémonie parle « pour » et pas « à la place » des personnes en situation de handicap. J’ai donc échangé, dialogué avec plusieurs athlètes paralympiques. J’ai appris par exemple que 15 % de la population mondiale est concernée par le handicap, qu’il soit moteur, mental, sensoriel, cognitif ou psychique. Je n’avais pas la mesure de ce chiffre. Ou encore qu’il fallait sortir des clichés « héroïsants » concernant les athlètes paralympiques.

Comment vous y êtes-vous pris pour fusionner la danse, l’art et le handicap ?
Avec l’équipe des auteurs (Patrick Boucheron, Damien Gabriac, Fanny Herrero, Leïla Slimani), nous avons bâti une dramaturgie autour de la notion de « paradoxe », puis nous l’avons confiée à Alexander Ekman pour qu’il la traduise en tableaux chorégraphiques où se mêlaient puissance et humour, clarté et théâtralité. Son savoir-faire s’exprimant à la fois dans le déploiement de grands ensembles mais aussi dans d’émouvants solos. La cérémonie comptait des artistes dits « valides » et d’autres en situation de handicap qui, au fil des tableaux, passaient de la discorde à la concorde. Manière de mettre en lumière la rencontre, la richesse, la beauté de ces corps tous singuliers.

Quelles ont été les difficultés majeures pour organiser la cérémonie d’ouverture sur les Champs-Élysées et la Concorde ?
Qu’elle se tienne au coeur de la ville était un premier marqueur politique et militant. Les villes ne sont pas pensées pour les personnes en situation de handicap, et de nombreux chantiers sont à engager ou poursuivre pour permettre plus de mobilité, une pleine accessibilité, lutter contre l’isolement, et jouir d’une égale liberté de déplacement. Mais pour cette cérémonie d’ouverture, la ville était la leur. Je me souviens qu’un revêtement spécifique a été posé sur le bas de la plus belle avenue du monde et la bien nommée place de la Concorde, pour que chaque athlète puisse aisément circuler. Nous gardons en mémoire des images éblouissantes et c’est cette cérémonie qui a bénéficié d’un coucher de soleil et d’un ciel rose, orange, violet extraordinaire ! Et il y avait la symbolique de la Concorde : lieu de discorde devenu théâtre de l’union. Ce déplacement du sens était très fort. Il portait, en lui seul, l’ambition de tout ce projet.

D’où vous est venue l’idée de la boîte de nuit géante de la cérémonie de clôture ?
Je voulais éviter la tentation du solennel ou de l’hommage figé. Ce n’était pas une fin mais une fête. Une boîte de nuit géante, c’est un endroit où les corps se libèrent, où la musique nous rassemble sans distinction. Associer les athlètes paralympiques français à ce moment dansant, c’était ma manière de leur rendre hommage autrement. De les célébrer par la joie, par la fête, par la lumière.

Une telle expérience vous a-t-elle changé ?
Évidemment. C’est une expérience qui transforme. Travailler pendant deux ans sur un projet aussi immense, aussi collectif, aussi fragile parfois, ça n’arrive qu’une fois dans une vie. Je me sens enrichi, bien sûr, mais aussi traversé. Traversé de regards, de rencontres, d’émotions, de questions aussi. Et ça, c’est le carburant le plus précieux pour continuer à créer.

Envisagez-vous de nouveau des mises en scène avec le handicap comme thématique ou des personnes en situation de handicap ?
Les corps différents sont une richesse. Et je suis convaincu que le théâtre, comme l’art vivant en général, doit rester un espace d’inclusion. L’inclusion ne se décrète pas, elle se construit dans le regard, les pratiques, les récits. Et j’ai bien l’intention de continuer à explorer ces récits-là. »

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