Assia El'Hannouni : la plus grande

Athlétisme Magazine : Comment se sent-on dans la peau d’une jeune retraitée ?

Assia El’Hannouni : Vraiment bien ! Je suis sereine, sans crainte de l’avenir. Les entraînements ne me manquent pas non plus, à part le groupe de Bruno (Gajer, son entraineur à l’INSEP). Je pensais depuis deux ans à la retraite mais sans y vraiment réfléchir. J’ai pris ma décision pendant les Jeux paralympiques, au lendemain de ma victoire sur 400 m.

Pourquoi à ce moment-là ?

Ce titre me tenait à cœur. Quand j’ai gagné, j’ai ressenti du soulagement. Il pouvait m’arriver n’importe quoi, j’étais heureuse. Le lendemain, pendant ma journée de récupération et avant les séries du 200 m, je me suis retrouvée seule au self du village olympique. Je me suis remémorée tout le chemin qui mène à la chambre d’appel. Prendre le bus, attendre l’heure de l’échauffement, aller s’échauffer, entrer dans cette fameuse call room… Je ne me voyais pas refaire tout cela une année de plus.

Ce chemin vers la chambre d’appel est si pesant ?

Moralement, c’est épuisant. La chambre d’appel, c’est un endroit où l’on dépense énormément d’énergie. Il faut rester concentrée alors que tes adversaires sont à côté. Des personnes de l’organisation te posent des tonnes de questions ou fouillent dans ton sac alors que tu as juste envie de rester dans ta bulle. Bref, tu es à fleur de peau mais tu n’as pas le droit de t’énerver et tu dois accepter tout cela.

Comment avez-vous vécu ces moments-là avant la finale du 200 m, votre dernière course ?

Je n’ai jamais été aussi silencieuse. D’habitude, je suis décontractée. Là, j’étais incapable de parler, même à Gautier (Simounet, son guide sur 100 m et 200 m). Je pensais aux consignes que Bruno m’avait données. J’ai essayé de rester concentrée au maximum.

Arrêter votre carrière, c’est donc un soulagement ?

Je suis avant tout heureuse de terminer sur deux médailles d’or. Soulagée aussi car, lors de mon arrivée dans le groupe de Bruno en 2010, je lui ai dit que j’irais uniquement aux Jeux pour gagner. C’était important pour moi. Tellement de gens pensaient que j’étais terminée depuis 2008 que je ne voulais pas leur donner raison. J’étais assez revancharde.

Ces émotions que seule la victoire peut procurer vont peut-être vous manquer…

Je n’ai pas encore le recul suffisant pour le savoir. Les Mondiaux d’athlétisme à Lyon, l’année prochaine, vont être forts en émotions. Mais j’en ai déjà tellement connues lors des trois Jeux paralympiques auxquels j’ai participé. Peut-être qu’à l’approche des Jeux de Rio, ce sera différent. On verra bien.

Pourriez-vous avoir un rôle à jouer au sein de l’handisport ?

Je n’ai pas envie de me déconnecter de ce monde. C’est important de ne pas oublier tout ce qu’on m’a donné. Ce ne sera certainement pas comme entraineur. Je n’en ai ni les qualités, ni la patience. Mais participer à des conférences dans les écoles, être présente éventuellement dans les stages jeunes pour apporter une expérience, développer le handisport féminin, avoir peut-être un rôle vis-à-vis des instances internationales et amener des idées neuves, tout cela me plairait bien.

Vous avez remporté huit médailles d’or en trois Jeux paralympiques. Quelles sont celles qui comptent le plus à vos yeux ?

Il y en a trois. L’or du 400 m à Athènes avec un chrono de 53’’67. Là, j’ai réellement appris à courir un 400 m de manière équilibrée. Ensuite, la médaille sur 200 m en 2008, qui signe le début de l’aventure avec Gautier, à peine trois mois après le début de notre association. Enfin, l’or du 400 m à Londres. J’en ai bavé pendant deux ans. Bruno m’a « réathlétisée », si l’on peut dire. C’était loin d’être gagné. Et puis, c’est la bonne synthèse de tout ce que j’ai vécu avec ce groupe.

Avez-vous vu les Jeux paralympiques évoluer au fil de vos participations ?

En Grèce, les tribunes étaient vides. Je n’avais pas l’impression d’être aux Jeux. A Pékin, le stade était plein mais on sentait que le public ne savait pas vraiment pourquoi il était venu. A Londres, c’était un public de connaisseurs, aussi bien sur qu’en dehors du stade. On est revenu à l’essence des Jeux, à savoir la simplicité et le sport. Tout a été fait pour que le sportif se sente bien, sans qu’on lui parle de son handicap à la moindre occasion.

Et pour vous, qu’est-ce qui a changé en huit ans ?

Après Athènes en 2004, je savais qu’il fallait évoluer. J’ai créé la surprise en Grèce et je me suis toujours dit qu’une autre pouvait le faire. Les entraînements de Patrice, axés jusqu’alors sur le 800 mètres, ont évolué. Mais tout était centré autour de moi. Avec Bruno, j’ai intégré un groupe de quatorze personnes. Il n’y avait donc pas de discussion possible sur les horaires et les jours d’entraînement. J’ai vécu au rythme du coach et du groupe. Cela m’a permis de devenir véritablement une athlète de haut-niveau, en étant obligée de gagner en autonomie. J’ai appris la rigueur et je suis devenue plus mature. Bruno n’a pas pu venir à Londres. On ne s’est parlé qu’au téléphone. Il a fallu que je me remette toute seule sur les rails.

Vous êtes entrée dans l’histoire du sport français. Vous en rendez-vous compte ?

Non, absolument pas ! Autour de moi, c’est vrai, on m’en parle. On m’arrête même dans la rue. Mais je pense être restée simple. Finalement, je me suis seulement amusée grâce à ma passion durant toutes ces années. Ma carrière de sportive n’est pas quelque chose d’exceptionnel comparé aux personnes qui se battent tous les jours pour juste vivre correctement. Et puis, on ne peut pas non plus vraiment parler de reconnaissance sur le plan sportif. La Fédération internationale ne m’a pas nominée dans la liste des athlètes féminines de l’année. Sans prétendre gagner, loin de là, je pense qu’avoir au moins mon nom sur cette liste aurait été bien. Mais ce n’est pas la première fois que je constate que les Français ne sont pas reconnus à leur juste valeur.

Revenons un peu sur votre parcours sportif. Dans quelles circonstances avez-vous débuté l’athlétisme ?

J’ai débuté sur le tard, à l’âge de dix-sept ans, quand on a découvert mon handicap, une rétinite pigmentaire. C’est une maladie évolutive. Mon champ de vision est rétréci. Je n’ai qu’une visibilité centrale, je ne vois pas les détails. J’ai déjà perdu la vue d’un œil et je ne vois pas à plus de cinq mètres. J’ai beaucoup de mal à reconnaître les gens. Quand on est ado, on n’est pas forcément très bien dans sa tête. Mon prof d’EPS m’a proposé de participer à une compétition pour les déficients visuels. C’était un triathlon. C’est là que j’ai été repérée par Jean Minier et Patrice Gergès. Jusque-là, je n’avais jamais fait de sport, même si je regardais toutes les compétitions d’athlétisme à la télévision.

Tout est allé ensuite très vite…

Au départ, je gagnais tout en France. Je croyais que tout était acquis. J’ai été sélectionnée pour les championnats d’Europe en 2000, où j’ai participé à la longueur, au 200 m et au 400 m. J’ai terminé dernière partout. Une vraie claque ! À l’époque, je m’entraînais près de Dijon, à Chenôve, où j’avais pris ma première licence. Deux ans plus tard, je termine deuxième sur 400 m et troisième sur 200 m aux Mondiaux de Villeneuve d’Ascq. Mais ça ne me suffit pas. Et je décide de tout plaquer pour rejoindre Paris.

Une Dijonnaise qui arrive à la capitale, ça a donné quoi ?

Ça a été super dur. Je ne pensais pas que Paris était si grand et le métro si compliqué. En plus, je ne gérais pas très bien mon problème de vue. A Paris, tout le monde est pressé. Les gens ne prennent pas le temps de t’expliquer. Au départ, je m’entraînais avec Olivier Deniaud. Mais ça ne me convenait pas et j’ai rejoint le groupe de Patrice Gergès à Pantin. C’est aussi là-bas que j’ai connu Bruno Gajer. Je suivais en parallèle du sport une formation pour apprendre à lire le braille. Mais mon école m’a demandé de faire un choix et j’ai privilégié l’athlétisme. Je n’ai pas encore appris tous les codes et les systèmes du braille, avec les mots abrégés ou normaux.

Vous utilisez le braille aujourd’hui ?

Non, je n’en ai vraiment pas envie. Il est peut-être là, mon problème. Je trouve que le braille me renvoie à mon handicap. Tout le monde trouve cela beau mais je ne suis pas d’accord. J’accepte mon handicap dans le sport mais pas en public. Même à l’Insep, parfois, je fais semblant de regarder la télévision. Ou bien, au restaurant, si je n’arrive pas à lire la carte, je demande à la personne qui m’accompagne ce qu’elle veut commander et je prends la même chose qu’elle. Regarder de près mon téléphone portable ou une carte dans un restaurant, je ne trouve pas ça beau, pas féminin. Alors j’essaye de me mettre en valeur d’une autre manière, avec mon humour ou en me maquillant par exemple.

Vous dîtes que, sur un stade, ce n’est pas la même histoire…

Sur un terrain de sport, je suis une autre personne. J’oublie tout. Aux championnats de France Elite à Angers cette année, j’étais juste Assia El’Hannouni, et pas une athlète handisport. Mon handicap, on ne me le renvoie pas dans la tête tout le temps quand je suis sur la piste. D’ailleurs, à l’Insep, les athlètes ne connaissent pas tous mon handicap visuel.

Comment faîtes-vous pour courir sur 800 m au cœur d’un peloton ?

Je me repère au souffle des autres athlètes ou aux appuis de mammouths de certaines. Ce qui me perturbe le plus, ce sont les coups de coude et les bousculades. Et quand il y a une attaque, je ne la sens toujours qu’au dernier moment. Cela a parfois pu être frustrant. Comme en 2008, lors des championnats de France en salle, où j’ai cru que j’avais gagné ma série alors que j’étais deuxième. Je ne m’étais pas rendu compte qu’une autre fille avait accéléré…

Au cours de votre carrière, êtes-vous plus fière de vos performances chez les valides ou en handisport ?

En fait, l’un ne va pas sans l’autre selon moi. Côté handi, j’en avais marre qu’on me renvoie sans cesse à mon guide, qu’on ne reconnaisse pas mes vraies performances. En valide, je n’avais pas ce souci-là. Quoi qu’il arrivât, j’étais une athlète. La preuve lors de la finale des championnats de France Elite sur 800 m cette année. Pour la première fois, j’ai pris les devants et j’ai été actrice dans la course. Pareil en handisport à Londres, où il y a eu un vrai échange avec les coaches. Je n’ai pas fait qu’appliquer bêtement ce que l’on me disait de faire.

On va être un peu provocateur mais, finalement, votre record sur 400 m date de 2004 et a été réalisé avec un guide…

En finale à Londres, il y a une rafale de vent lors des deux cents premiers mètres. Je l’ai sentie et j’ai réfléchi. Ou bien je me grillais pour essayer de réaliser un chrono, ou bien je gérais pour être sûre de décrocher la victoire. La médaille d’or était le plus important. Mais j’étais bien plus forte qu’à Athènes, au vu de mes entraînements.

Pourquoi courez-vous seule sur 400 m et avec un guide sur 200 m ?

Dans ma catégorie, le guide n’est pas obligatoire. C’est moi qui ai fait le choix de courir seule sur 400 m car on me sous-estimait quand je réalisais mes performances en étant accompagnée. Sur 200 m, le problème est qu’il faut courir tout de suite vite et je ne vois pas les lignes. Alors que sur le tour de piste, c’est plus du tempo. À l’échauffement, je fais beaucoup de cinquante mètres en virage car c’est la courbe qui est la plus dure à négocier. Mon guide à Londres était Gautier Simounet. Il est top. Il s’amuse comme un gamin quand il court. Nous partageons la même vision du sport même si, de temps en temps, il y a eu de petits clashs. Mais je suis quand même parfois assez chiante (rires) !

Comment avez-vous fonctionné tous les deux sur le plan de l’entraînement ?

Avant Londres, on partageait un entraînement par semaine. On s’appelait et on s’envoyait des textos régulièrement. On essayait aussi de se voir régulièrement en dehors des séances pour discuter et parler de notre vie. Il m’a beaucoup apporté. Je m’énervais assez vite et j’ai vu, qu’avec lui, il fallait être calme. J’ai appris à prendre les choses avec plus de recul.

A l’Insep, vous étiez la seule athlète handisport du groupe de Bruno Gajer. Comment avez-vous été intégrée ?

En deux ans, de belles amitiés se sont créées. On était un groupe de quatorze athlètes partageant tous le même objectif : les Jeux olympiques. En arrivant, je me sentais inférieure aux autres. En plus, je repartais de zéro au niveau de l’entraînement. Mais en discutant avec eux, et notamment avec Linda Marguet, ils m’ont fait comprendre que nous étions tous égaux. J’ai alors mis toutes les chances de mon côté pour réussir. J’ai consulté une psychologue, un diététicien. Bruno nous a inculqué la rigueur et le sens du collectif.

Meriem Salmi, la psychologue du sport de l’Insep, est souvent citée par de nombreux athlètes…

Elle te met face à toi-même, sans porter de jugements. Elle m’a fait comprendre que j’avais le droit de craquer. Quand je suis allée la voir en 2011, j’étais au début d’une dépression et je devenais un peu parano. Elle m’a montré que je ne devais pas être aussi exigeante avec moi-même. Elle a pris le temps de m’écouter.

Maintenant que votre carrière est terminée, qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous ?

Je sais qu’on va vite m’oublier. Quand on est en haut de l’affiche, on a 15 000 personnes autour de soi. Quand on se loupe, il n’y a plus personne. Mais les personnes qui sont importantes pour moi sont là, car j’ai appris à faire le tri. J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme de quelqu’un qui a galéré et qui s’est battu pour réussir ?

Source : Renaud Goude pour Athlétisme Magazine

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